« Il était un brave berger provençal qui jadis avait joué du trombone sur les vaisseaux de l’Etat et auquel on ne pouvait reprocher d’autre peccadille que d’avoir, de-ci, de-là, baptisé d’eau claire le lait crémieux de ses chêvres.

La guerre lui fut néfaste comme à tant d’autres. Il en revint sans béquilles, mais traînant à sa remorque une « paillasse à soldats » qu’il avait bien bêtement ramassée dans quelque bouge interlope.

La fille se nommait Ignacia Romero.

Elle était Mexicaine. Pendant l’expédition française de 1870, elle avait comme une simple nounou parisienne tendrement cultivé la garance...

Le régiment changeait de garnison, vaguait de Dunkerque à Bayonne, de Pont-à-Mousson à Béziers. Ignacia déménageait comme les autres. Elle avalait les étapes comme un vieux sapeur, et quand les côtes étaient trop raides, elle montait dans une carriole de cantinier.

Longtemps, la mère et l’enfant furent immatriculés dans les cadres. Elle connaissait merveilleusement le service et permutait de compagnie en compagnie sans rechigner. Et dans les mois d’été, à la baignade, on ne s’imagine pas le nombre fabuleux de cœurs enflammés et de « J’aime Ignacia pour la vie! » qui luisaient en lignes bleues sur les bras tatoués des troupiers.

Les soldats l’appelaient « Maman l’Amour » et ce nom revenait continuellement dans les refrains grivois qu’on beugle sur les routes pour narguer la fatigue.

Maman l’Amour appartenait au matériel du régiment comme les gamelles, comme les vieux registres de la comptabilité. Elle avait ses états de service, ses campagnes, sa légende. Elle lisait le rapport chaque matin Elle savait l’histoire dont les dates glorieuses étaient écrites sur la soie effiloquée du drapeau.

Dans les trous de province où l’on couronne encore des rosières, la Mexicaine triomphait sans concurrence ». 


1867 : Mais la scène changea lorsque le régiment arriva à Paris. Ignacia venait de donner naissance à un superbe poupon, Marie-Louise, qui ressemblait… aussi bien au colonel qu’au dernier tapin.

« Les jolies blanchisseuses de Grenelle aux cheveux éparpillés dans les yeux, au nez gracieusement retroussé, les drôlesses maquillées du Salon-de-Mars, les chanteuses de tous les beuglants qui entourent l’Ecole Militaire détrônèrent aussitôt la Maman L’Amour.

On s’aperçut…que la braise de ses yeux s’était éteinte, qu’elle semblait taillée dans un bloc de pain d’épice. Et abandonnée de tous, l’Ariane exotique tomba au cinquième dessous ».

Magnifique prose du journaliste MORA du Gil Blas le quotidien à tendance littéraire et sensationnaliste


1870 : la guerre franco-prussienne éclate. Un soldat Beaussetan, Barnabé « Clair » Andrieu, marin canonnier est alors appelé à Paris au fort de Montrouge ; Né le 11 juin 1844 au Beausset, Clair est le fils de François Marius, berger, et de Cécile Victorine Michel.

« Quoique ayant beaucoup voyagé, il avait peu retenu. Il courtisa Maman l’Amour. Le prologue ne fut pas long. Maintenant, les amoureux ne trouvaient pas longtemps porte close chez la belle Mexicaine. Le bonhomme n’étant pas difficile, se régala de ces restes avariés ».

C’est tout naturellement qu’après avoir été démobilisé à la fin du siège de 1870, il choisit de devenir berger à son tour et ramena la mère et l’enfant en Provence. Ils s’installent alors à La Seyne, quartier du « Camp de Laurent ».

C’est là que le drame va se nouer…

Tout près de chez lui, quartier Berthe, habite une famille de fermiers, les Décugis.
Pascal Décugis et Catherine Bouisson, son épouse, pas encore 50 ans, ont 6 enfants : 2 filles et 4 garçons.
Quand cette histoire commence, l’aîné des fils a 21 ans, le second, Ferdinand, 18.
Les Décugis travaillent pour Monsieur le baron Edouard de Gavoty lequel possède le domaine, la « Campagne Gavoty » dans le quartier de Berthe.
Comme ce dernier souhaite acquérir un troupeau de chèvres, Pascal Décugis propose Clair Andrieu pour le poste de berger. Le baron lui confie, à titre de métayer, une importante bergerie.
D’après le récit d’un journaliste de l’époque, c’est Monsieur de Gavoty qui aurait demandé à Clair de régulariser sa situation maritale, et qui l’aurait aidé en ce sens, Clair ayant fait part de ses difficultés à se marier, Ignacia n’ayant aucun papier…
Et le 30 août 1873 Clair et Ignacia convolent en justes noces à la mairie de la Seyne, Clair reconnaît la petite Marie-Louise et sa mère devient donc française par son mariage.

Acte de mariage de 1873

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Recensement 1876 la Seyne sur Mer : « Camp de Laurent »

« Quartier Berthe » :


La suite se devine.

« Poussé par les uns et les autres, l’imbécile épousa sa maîtresse. Maman l’Amour arbora sans vergogne la robe immaculée et les fleurs d’oranger des virginales fiancées. Le mariage, d’ailleurs, ne changea pas les habitudes vertueuses d’Ignacia. Elle fit la dame, roula dans tous les bouibouis de Toulon. La bergère fumait des cigarettes, lisait les meilleurs auteurs, et se payait chaque jour un coiffeur pour « réparer des ans l’irréparable outrage ».

Le mari trouvait cela parfait. Il admirait les toilettes tapageuses d’Ignacia. Il l’encourageait à se croiser les bras, à passer des heures devant son miroir.

« Je ne la faisais pas coiffer pour les autres, je la faisais coiffer pour moi ! » a-t-il répondu d’un ton navré aux questions du président.

« Bientôt tous les jeunes gens se donnèrent rendez-vous dans le logis du berger. Ignacia les déniaisait avec une sollicitude maternelle.

Elle leur parlait de la grande ville, des plaisirs inconnus de là-bas, des bals de Grenelle, des cafés, des théâtres ». 

D’autant qu’Ignacia a (l’année même de son mariage) pour amant son jeune voisin Ferdinand le fils Décugis, alors âgé de 18 ans…

Elle entraîna ainsi Ferdinand qui ne quittait pas ses jupons. Le couple vida les tiroirs du ménage et partit par un train de plaisir pour l’Exposition universelle en 1878.

« Alors commença une chasse incessante, une poursuite de vaudeville. Le mari courait après les fugitifs. Il retrouvait sa femme à Paris. Il lui pardonnait. A peine arrivée, la femme repartait par le premier train. On eût dit de cette comique chanson que chantait Brasseur dans le Brésilien.

Tantôt ils étaient en Provence, tantôt ils étaient à Paris. Ils furent même quelques semaines à Versailles. L’amoureux enrageait ».

Clair, désemparé, ne peut demander d’aide financière à son patron, Monsieur de Gavoty, décédé en février.

Il remonte pourtant une seconde fois à la capitale, tentant de s’installer comme ébéniste, n’ayant plus un sou. Il vit avec Ignacia, laquelle n’a pas coupé les ponts avec Ferdinand !
Un soir, le jeune Décugis vient chez le couple Andrieu. S’ensuit une altercation avec couteau, les gendarmes sont appelés, Ferdinand les insulte et écope de 3 mois de prison qu’il va effectuer à la Santé.

Ignacia s’enfuit du domicile, Clair revient à La Seyne.

Le Rappel du 13 mai 1881 raconte qu’un berger de la Seyne, M. GROS, a vu un revolver dans la main de Clair en juin 1879, lequel voulait aller à Paris retrouver sa femme et tuer son amant. Gros lui aurait dit : « Reste donc tranquille, si tu le tues, ta femme prendra d’autres amants ; c’est elle que tu devrais tuer, comme ça elle ne te tromperait plus ».

Les ânes à force d’être piqués, finissent par ruer !

Clair va remonter à Paris, mais comme il ignore où vit sa femme, il décide de guetter Ferdinand à sa sortie de prison.
C’est qu’en effet, Ignacia a donné sa nouvelle adresse à son amant à qui elle a écrit régulièrement en prison et fait passer des « douceurs ».


Clair va donc retrouver Ferdinand le 29 septembre 1880. Dans la rue, une querelle les oppose « en patois marseillais ». Ferdinand aurait provoqué et injurié Clair, qui aurait rétorqué que « les ânes à force d’être piqués finissent par ruer » et le berger aurait sorti son revolver et abattu Ferdinand.


Acte de décès Ferdinand DECUGIS, 2 octobre 1880, Paris, V° arrondissement.

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On trouve ce récit, plus ou moins identique, dans plusieurs journaux, quasiment tous datés du 13 Mai 1881, jour du procès.
Clair Andrieu, qui avait avoué immédiatement son crime, était incarcéré depuis une dizaine de mois.
Le berger Gros et le cordonnier Vachier, tous les deux de la Seyne, étaient venus témoigner en sa faveur.
Son avocat, Me Lachaud, a su trouver les bons arguments. Le jury a acquitté Clair Andrieu, après une délibération de 10 minutes.

A l’époque on ne parle pas spécialement de « crime passionnel ». A travers les comptes-rendus des journalistes, ainsi que de leurs prises de position dans l’affaire, il semble évident que deux éléments aient considérablement joué dans le ressenti des jurés : une détestation physique -et xénophobe- envers Ignacia, et une lettre que Ferdinand avait écrite à sa mère.

« Etrange créature » « mal conformée » « vêtue de façon grotesque (…) coquetterie à l’instar des sauvages » peut-on lire dans Gil Blas, un quotidien à tendance littéraire et sensationnaliste.
« épouse exotique ramassée dans le ruisseau », « jaune, ridée, usée comme le sont de bonne heure ces filles du soleil » Le Figaro
« Cette Mexicaine est de petite taille, brune, bien entendu, plutôt laide que passable ». Le Mot d’Ordre
« c’est une petite femme à la physionomie intelligente et sournoise ». Le Pays, journal des volontés de la France
«  C’est une femme de petite taille, au teint basané, au regard dur, aux traits accentués, d’une laideur presque repoussante. Elle est Mexicaine d’origine, et porte en elle l’ardeur irréfléchie et les instincts sauvages de sa race ». Le Phare de la Loire

Le pompon revient à l’éphémère journal royaliste et catholique Le Clairon :

12 mai 1881

Quant à la lettre de Ferdinand à sa mère Catherine Buisson, l’histoire ne dit pas comment elle est en possession des avocats. Peut-être ne l’a -t-il pas envoyée et les enquêteurs l’auraient retrouvée dans ses affaires ?
Elle est datée de 1879, publiée par l’Intransigeant :

On a lu au procès une lettre de ce pauvre diable qui est bien amusante:

« Je croyé partir avec une femme, que tout était fini, qu’à Paris tout était rose, mais je vois que son mari ne veut pas nous laisser tranquilles…« 

« Comment trouvez-vous ce « mari qui ne veut pas nous laisser tranquilles »?!

Plus loin:

« J’ai bravé le bâton de son mari l’autre fois et, cette fois, j’ai bravé le revolver de ce fameux lâche qui m’a voulu enlever sa femme et qui ne veut pas m’enlever la vie. Je lui ai dit qu’il me tue, qu’il agisse s’il n’était pas lâche, qu’il avait tant dit qu’il me tuerait et bien je lui ai montré ma poitrine et en l’insultant de traître. Puis, ils sont à se promener devant moi en me raillant, en me déchirant le cœur par ces paroles qui me font souffrir à la mort. Je retournerai à la maison avec bien de la honte d’avoir agi comme j’ai fait. Je souffrirai moins, il me semble, que de me voir au milieu d’une race comme celle de Paris, tout ivrogne du premier jusqu’au dernier, un parfait dérèglement de mœurs, on ne peut se fier à personne! « 

Il y a toute une thèse dans ces phrases incorrectes, et cette façon d’envisager les devoirs respectifs du mari et de l’autre est au moins inédite.

Nul doute que les jurés parisiens auront apprécié de se faire traiter d’ivrognes, mais surtout, un amant qui vocifère contre un mari qui ne veut pas lui laisser sa femme n’aura pas suscité chez eux beaucoup de sympathie pour la victime.

Mais, à la fin, Sganarelle s’est lassé d’être tourné en dérision, d’être manié comme un pantin de liège par les mains d’une rouleuse vulgaire. – Li azès, à forço de li pougné, finissen per réguigna l — (Les ânes à force d’être piqués, finissent par ruer !) comme disent les Marseillais.

Et cette ruade farouche a envoyé le galantin courir le guilledou dans l’autre monde.

Un des récits le plus complet :

Gil Blas 13 mai 1881

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Clair Andrieu et Ignacia Romero ne se sont pas séparés après le procès.

A peine quatre ans plus tard, le 31 Mai 1885, Ignacia Romero meurt à Paris à l’âge de 40 ans.
C’est son mari, même adresse, qui déclare le décès de son épouse.

Un an plus tard, en avril 1886, Marie Louise Andrieu, fille d’Ignacia, est à Orléans.
Elle est journalière, et comme sa mère avant elle, « fille-mère ».
Elle accouche le 3 avril d’une petite Sarah Eugénie qui ne vivra que quelques semaines.
Deux mois plus tard, Clair Andrieu 42 ans, se remarie à Paris avec Julie Octavie Marconnot, originaire du Haut-Rhin.
Très vite ils viendront s’installer à la Garde. Ils auront deux enfants.

Barnabé Clair est mort à la Garde le 20 janvier 1908, âgé de 63 ans.

Sources : Journaux d’époque et archives d’état civil

Le Figaro, Le Pays, journal des volontés de la France, Le Phare de la Loire, l’Intransigeant, Le ClaironLe Rappel, Gil Blas (un quotidien à tendance littéraire et sensationnaliste 15 mai 1881 « Amuser les gens qui passent, leur plaire aujourd’hui et recommencer, le lendemain ». (J. JANIN, préface de Gil Blas). Article signé Mora).

Illustrations générées par I.A

Enquête de Ludivine Rembobine

Mise en forme PdP

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